Interview de Marcel Lemaire (1918 - 2006) pour le journal Médecin du Sport

POURQUOI LA MEDECINE ?

J'y suis venu tout naturellement. Mon père était médecin a Colombes et, dès l'enfance, j'ai connu la profession admirable qu'était la médecine générale à cette époque. Non seulement il était bien banal que mon père passe une partie de la nuit a chercher, dans l'Encyclopédie Médicale, la solution d'un cas particulier, mais encore, l'hiver, en période grippale, il se levait deux ou trois fois dans la nuit pour aller voir un enfant devenu brusquement fébrile. Et c'est aussi tout naturellement que je me suis dirigé vers la chirurgie. Mon père m'avait transmis toute son admiration pour René Toupet auquel il confiait ses patients et c'est dans son service que j'ai eu la chance de pouvoir terminer mon internat.

LA PLACE DU SPORT

Le sport, a mon avis, n'est qu'une organisation de la récréation de l'école. Dans les professions de notre société, depuis un siècle, on compte de moins en moins d'activités physiques. Nous sentons le besoin de sport comme l'écolier sent le besoin de se dépenser physiquement à la récréation. Avec mes deux frères nous invitions les autres enfants du quartier à venir s'agiter dans le jardin familial transformé en terrain de foot et en piste de course à pieds. Devenus adolescents nous avons été tout de suite attirés vers le stade Olympique et les équipes du Racing. Personnellement j'ai joué pendant 25 ans au foot ball, depuis l'équipe minime jusqu'aux vétérans. J'ai même reçu, une fois, la médaille annuelle du meilleur racingman. Toutefois, les sports, le foot ball, le tennis, l'équitation, le ski, je les ai toujours sentis comme un besoin auquel, cependant, je n'ai jamais rien sacrifié car, pour moi, tout s'efface devant mon métier, devant la chirurgie.

LES EXPEDITIONS

Dans ma vie chirurgicale il y a, néanmoins, deux temps morts. D’abord, en 1939, la guerre ou j’ai du cesser mes études pendant trois années, après lesquelles je me suis demandé si j'allais être capable de reprendre le cours normal. Mais je me suis trouvé incapable d'aborder un autre métier. De plus, ces trois années m'avaient tout de même appris pas mal de choses, surtout les trois mois passés comme médecin lieutenant dans l'armée américaine. Plus tard, en fin d'internat, je me suis offert une année sabbatique commencée par la traversée de la Laponie a ski. 700 kilomètres dans une équipe de dix; les neuf autres étant soit des moniteurs de ski soit de redoutables sportifs. Nous avions a traîner tout le matériel et sans aucune assistance. Cette équipée m'a valu d’être choisi par Paul Emile Victor pour sa première expédition au Groenland, en 1948. Sur le plan médical, tout cela n'était qu'une expérience. On n'est médecin que s'il y a un malade ou un blessé, ce qui est, heureusement, très rare. Si un incident survient il est évident que, a de rares exceptions près, on ne dispose pas du matériel ou des médicaments nécessaires pour pouvoir être efficace et il faut plutôt envisager le retour a un point mieux adapté. Cependant , une anecdote restera toujours dans ma mémoire. Un jour, au Groenland, j'ai du entreprendre d'arracher une dent. Je disposais de tout un jeu de daviers. Je ne les avais jamais regardés mais chacun correspondait a une dent. Devant un patient très justement inquiet et une assemblée goguenarde il m'a fallu choisir le davier qui paraissait le mieux adapté à la dent concernée. Elle a bien voulu venir au deuxième essai mais je crois que la pince la plus banale eut été plus efficace. On m’a tout de même repris l’année suivante pour une courte expédition en Islande.

COMMENT JE SUIS VENU A LA CHIRURGIE DU SPORT

Je finissais mon internat quand le président du Racing m'a demandé de prendre la place d'un médecin radiologue pour soigner les joueurs professionnels. A cette époque on était vraiment loin de la médecine du sport actuelle. D'ailleurs j'orientais ma spécialisation chirurgicale vers la chirurgie thoracique et abdominale. Heureusement Albert Trillat m'a beaucoup appris. Il venait régulièrement de Lyon le lundi pour jouer au golf à la Boulie et je lui ai rapidement montré les joueurs qui me posaient des problèmes. S'il fallait les opérer je les lui envoyais à Lyon. Un jour il m'a poussé a enlever un ménisque et il m'a lui même aidé. J'avais mis les doigts dans un engrenage qui n'a plus jamais cessé. Conseillé par mes amis d’internat, Méary, Postel, Ramadier, Rainaut et d'autres, et instruit par les réunions de Cochin, je suis devenu peu a peu un petit orthopédiste. Jusqu'au jour où, étant surchargé de travail, j'ai du choisir entre l'orthopédie et la chirurgie thoraco abdominale. Je suis venu à la clinique des Maussins que j'ai rajeunie par la traumatologie du sport et, rapidement, je me suis encore plus limité a la chirurgie des ligaments du genou

LA PLASTIE ANTERO EXTERNE ET LE RESSAUT EN ROTATION INTERNE

Dans les années 50 j'ai été assez vite intrigué par le rôle du ligament croisé antérieur qui, a cette époque, était considéré, même par Trillat,, comme un ligament sans rôle fonctionnel très important. Comme sa rupture me paraissait constituer, pour le sportif, un handicap majeur, j'ai d'abord essayé quelques opérations de reconstruction intra articulaire comme l'avait fait Hey Groves dès 1919. Je n'ai eu que de mauvais résultats, sans doute en raison d'une technique chirurgicale médiocre. En y réfléchissant j'ai compris que le rôle essentiel du ligament est le contrôle de la rotation interne. Il est d'ailleurs facile de voir qu'il se tend en rotation interne et se détend en rotation externe. J'ai donc cherché comment limiter la rotation interne. En éliminant la reconstruction intra articulaire où j'avais échoué, je pouvais envisager de faire un ligament postéro interne. Mais c'est une région où, techniquement, je n'étais pas encore très à l'aise. L'autre possibilité était de faire un ligament antéro externe. La suite m'a montré qu'il s'agit d'une technique facile, peu dangereuse et, finalement, très satisfaisante en l'absence de lésions associées à la rupture du croisé antérieur. D'ailleurs elle survit 40 ans après sa création, ce qui est rare pour une technique chirurgicale. Quant au ressaut en rotation interne, ce n'est que la copie de l'accident d'instabilité le plus habituel après rupture du ligament. Comme c'est très souvent le cas en orthopédie, c'est un patient qui m'a appris a chercher ce ressaut en rotation interne.

L'EVOLUTION DE LA CHIRURGIE DU LIGAMENT CROISE ANTERIEUR DANS LES VINGT ANNEES PASSEES

Je crois qu'il y a eu deux faits très importants. D'abord la banalisation des opérations intra articulaires utilisant un transplant prélevé sur le tendon rotulien. C'est l'opération conçue par Kenneth Jones en 1963. Elle a été, bien sûr, très modifiée techniquement et il semble souvent prudent d'y associer une ligamentoplastie. extra articulaire antéro externe. Mc Intosh a également imaginé une autre technique moins précise, mais aussi de réalisation plus facile. L'une et l'autre reconstituent vraiment le ligament croisé antérieur avec une meilleur précision pour le Kenneth Jones. Elles ont également en commun le défaut de nécessiter un long délai avant de pouvoir reprendre les activités sportives. Le deuxième fait important de ces dernières années est l'échec des essais de reconstruction du ligament par des ligaments artificiels. Après une vague d'enthousiasme, ils sont pratiquement tous abandonnés car ils sont mal réhabités, souvent mal tolérés et plus ou moins rapidement rompus.

COMMENT JE VOIS L'AVENIR DE LA CHIRURGIE DU LIGAMENT CROISE ANTERIEUR

A mon avis, aucune des techniques actuelles ne survivra longtemps. Je crois que la première étape sera la réalisation d'une opération effectuée exclusivement par arthroscopie, lorsque l'on aura un système de visée permettant, à coup sûr, la mise en place exacte du tunnel fémoral. Cette réalisation ne doit pas poser un gros problème et devrait être être rapidement réalisée. On devrait également assez rapidement abandonner non seulement le prélèvement sur le tendon rotulien, mais aussi sur tous les autres éléments anatomiques voisins On devrait utiliser soit une allogreffe lorsque le prélèvement sur cadavre sera mieux organisé et généralisé, soit un ligament artificiel car on trouvera sûrement le matériau ayant toutes les qualités nécessaires. La chirurgie du ligament croisé antérieur deviendra un acte tout a fait banal. Heureusement , il restera aux chirurgiens intéressés par les genoux, à résoudre les problèmes posés par l'articulation femoro patellaire.